En 1996, au plus fort de l’épidémie de sida, l’équipe VIH de l’entreprise pharmaceutique suisse Ciba-Geigy a découvert l’atazanavir, le premier inhibiteur de la protéase du monde à prise unique quotidienne. Alors que la 25e Conférence sur les rétrovirus et les infections opportunistes (CROI) se poursuit cette semaine à Boston, le Dr Janis Lazdins-Held, ancien chef de groupe de l’équipe de Ciba-Geigy, témoigne des difficultés qui ont entouré la découverte de ce traitement révolutionnaire.

Bristol-Myers Squibb a octroyé une licence sur l’atazanavir au MPP en 2013 afin de garantir sa disponibilité dans les pays en développement.

 


 Par le Dr Janis K. Lazdins-Helds

Le milieu des années 80 était une période difficile pour la recherche biomédicale au niveau mondial. Le gouvernement des États-Unis avait réduit le budget de la recherche (- 23 %), le Royaume-Uni avait mis en place une politique de financement partiel (level funding), et la situation en Europe n’était pas meilleure. Dans ce contexte, de nombreux scientifiques ont dû se reconvertir professionnellement. Après plusieurs années passées à l’Institut vénézuélien des sciences et aux U.S. National Institutes of Health à Bethesda et divers postes d’universitaire à Harvard et à l’Universita degli studi di Roma « La Sapienza » (Italie), j’ai rejoint l’entreprise pharmaceutique suisse Ciba-Geigy à Bâle. Ciba-Geigy était un « incubateur » pour scientifiques récemment arrivés du Royaume-Uni, d’Allemagne, de France, d’Italie, d’Argentine, du Vénézuela, etc.

J’ai commencé à travailler là-bas en 1986, une période charnière pour la santé publique mondiale. Trois ans après la découverte par Françoise Barre-Sinoussi d’un rétrovirus qui s’attaquait aux lymphocytes T du système lymphatique à l’Institut Pasteur à Paris, la communauté scientifique a adopté le terme « virus de l’immunodéficience humaine » pour désigner le virus à l’origine du sida. Cette même année, dans le New York Times, Anthony Fauci, directeur du National Institute of Allergy and Infectious Diseases (NIAID) a annoncé que des millions d’Américains étaient déjà infectés par le virus et a prédit que ce nombre passerait à deux ou trois millions dans un délai de cinq à dix ans. Non seulement nous avons vu bon nombre de nos icônes du monde de la culture disparaître, mais beaucoup d’entre nous aussi étaient personnellement touchés par la maladie.

Dans l’entreprise, la façon de percevoir le sida a évolué grâce au professeur Alex Matter, un nouveau responsable de service bien connu pour sa contribution à la découverte du Glivec, un des premiers inhibiteurs de tyrosine kinase utilisés contre la leucémie myéloïde chronique. En tant que responsable de la recherche de nouveaux médicaments en oncologie/virologie chez Ciba-Geigy, il soutenait que l’entreprise devait tirer parti de ses nouvelles compétences pour trouver des moyens plus efficaces de combattre l’épidémie de sida.
Convaincre tout le monde n’a pas été facile. Ciba-Geigy était arrivée assez tard sur le terrain des traitements contre le VIH/sida, et la direction doutait de l’intérêt d’investir davantage dans ce domaine.

C’est l’insistance d’Alex qui a permis de faire pencher la balance et, en 1988, l’entreprise a constitué l’équipe pluridisciplinaire de recherche sur le VIH/sida de Ciba-Geigy. Cette équipe était composée de dix scientifiques spécialisés en biologie moléculaire, virologie, biologie cellulaire, immunologie, enzymologie, pharmacologie et chimie, ainsi que 22 techniciens. J’ai eu le privilège d’en être le chef de groupe.

Notre stratégie était simple, mais innovante. Au lieu d’adopter une approche linéaire, étape par étape, de la mise au point de traitements contre le VIH, nous avons décidé de nous attaquer au plus grand nombre possible de cibles virales et, en 1990, nous avions compris que nos chances de succès étaient plus élevées avec les inhibiteurs de la protéase du VIH.  À l’époque, plusieurs entreprises pharmaceutiques avaient déjà travaillé sur les inhibiteurs de la protéase, et nous ne voulions pas reproduire le même processus, mais plutôt surmonter les contraintes cliniques rencontrées en début de processus.

Nous avons mis au point un programme de découverte axé sur le profil de produits cibles afin d’identifier de nouveaux composés dont l’action antivirale serait supérieure à celle des produits disponibles à l’époque, qui seraient actifs contre les souches de VIH résistantes aux autres inhibiteurs et qui éviteraient d’avoir plusieurs traitements à prendre simultanément. Plus important encore, le candidat idéal de l’équipe visionnaire devrait être plus simple à produire (moins d’étapes de fabrication et des matières premières moins coûteuses), pour faciliter l’accès des patients au traitement. Même si les inhibiteurs de la protéase déjà sur le marché étaient efficaces, nous pensions qu’une molécule encore plus puissante pouvait être mise au point afin d’améliorer significativement la santé des personnes vivant avec le VIH/sida.

Avec ces paramètres en tête, nous nous sommes lancés dans notre quête « utopique ». L’équipe a organisé notre programme de recherche en répartissant les milliers de molécules conçues par les chimistes[1] sur la base des données enzymologiques, de manière à ce que celles-ci soient rapidement envoyées vers des essais in-vitro et in vivo[2]. Nous évaluions leur puissance et, en particulier, leurs capacités de résistance, puis nous passions rapidement aux tests sur les lignées cellulaires infectées, ainsi que sur les lymphocytes primaires humains et les macrophages. En parallèle de tous ces travaux in-vitro, nous déterminions la concentration plasmique chez les souris après une administration orale, puis nous envoyions rapidement les résultats aux chimistes pour qu’ils optimisent les composés.

Alors que le travail de chimie s’intensifiait, nous nous sommes concentrés sur un inhibiteur non peptidique et, en 1993, nous avons mis au point le CGP-53437 [3]. Malheureusement, en raison de problèmes toxicologiques, nous n’avons pas pu développer davantage ce composé. En science, il n’est pas rare de faire « un pas en avant, deux pas en arrière ». Toutefois, une nouvelle molécule a fait son apparition : le CGP 61755. Ce composé très puissant même contre des enzymes et virus résistants affichait un taux d’absorption élevé chez l’animal et une grande biodisponibilité[4]. Il a également éclairé la progression de notre travail sur un nouvel éventail de candidats potentiels (CGP75355, CGP-73547, CGP-73547A, CGP-75136 et CGP-75176), avec ses caractéristiques comparables voire supérieures à tout ce qu’on avait pu voir jusqu’alors[5].

En juin 1996, l’équipe a décidé de procéder en priorité à l’évaluation clinique du CGP 61755, du CGP-73547 et de l’acide méthanesulfonique (CGP-73547A) sur la base des éléments suivants :

  • Composés plus faciles à synthétiser que d’autres inhibiteurs de la protéase : saquinavir (23 étapes), indinavir et ritonavir (> 20 étapes)
  • Action antivirale in-vitro supérieure à n’importe quel autre inhibiteur connu
  • Effet réducteur minime de l’alpha-1-glycoprotéine acide sur l’action antivirale
  • Action contre les souches du VIH résistantes à d’autres inhibiteurs de la protéase du VIH
  • Possibilité de développer une formulation facile à utiliser
  • Nature chimique suggérant un faible risque d’interactions médicamenteuses et alimentaires
  • Faible fréquence d’utilisation indiquée, associée à une moindre toxicité et potentiellement à une meilleure observance.

Une fois toutes les informations réunies sur ces composés prometteurs, nous étions convaincus que les objectifs « utopiques » de l’équipe concernant l’amélioration des soins pour les personnes vivant avec le VIH étaient atteignables. Comme j’étais le seul médecin de l’entreprise ayant une expérience du VIH/sida, j’ai été chargé de diriger le développement clinique de ces candidats-médicaments avec l’appui de notre équipe interne et d’un solide réseau d’experts cliniciens et de militants anti-VIH européens. Cependant, la même année, Ciba-Geigy a fusionné avec Sandoz, donnant naissance à Novartis. Cette nouvelle entreprise a pris la décision stratégique de mettre fin à tous ses projets sur le VIH. En décembre 1996, les laboratoires de sécurité biologique de niveau 3 (où nous avions mené nos recherches) ont été fermés et les tâches des équipes ont été réattribuées à d’autres projets. Une partie d’entre nous est restée pour coordonner les activités d’octroi de licences sur les composés contre le VIH et, début 1997, ces derniers avaient été adoptés par Bristol-Myers Squibb (BMS)[6] [7].

Après avoir réalisé les études précliniques et cliniques nécessaires, Bristol-Myers Squibb a cessé les recherches sur le CGP-61755. Le CGP-73547A a été renommé BMS-232632, nom générique de l’atazanavir sulfate, commercialisé sous le nom REYATAZ. L’atazanavir a été développé jusqu’au bout et a obtenu une approbation de la FDA des États-Unis en juin 2003. Ce traitement figure aujourd’hui sur la Liste modèle des médicaments essentiels de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et est recommandé par l’OMS en tant que traitement de deuxième intention à privilégier chez l’adulte comme chez l’enfant.
En juillet 2017, le Medicines Patent Pool a signé un amendement de son accord de licence avec Bristol-Myers Squibb autorisant la fabrication générique de l’atazanavir en vue de sa mise sur le marché dans au moins 22 pays représentant 89 % de la population touchée par le VIH dans les pays à revenus faible et intermédiaire. Le rêve qui avait commencé dans un laboratoire de Bâle il y a presque 30 ans est aujourd’hui devenu réalité. S’il devient largement accessible, l’atazanavir pourra améliorer la vie de millions de personnes vivant avec le virus.

 


[1] Marc Lang, Guido Bold, Alex Fässler, Hans Capraro et Peter Schneider et al.

[2] Johannes Rösel, Thomas Klimkait, Enrica Altei, Bernard Poncioni, Maja Walker, Kathie Woods-Cook, Juergen Mestan, Robert Cozens.

[3] CGP 53437 a peptidomimetic inhibitor containing a hydroxyethylene isoster, an orally bioavailable inhibitor of human immunodeficiency virus type 1 protease with potent antiviral activity. E. Alteri, G. Bold, R. Cozens, A. Faessler, T. Klimkait, M. Lang, J. Lazdins, B. Poncioni, J. L. Roesel, P. Schneider. Antimicrob Agents Chemother. Octobre 1993 ; 37(10) 2087–2092.).

[4] Synthesis of potent and orally active HIV-protease inhibitors. Capraro H. G., Bold G., Fässler A., Cozens R., Klimkait T., Lazdins J., Mestan J., Poncioni B., Rösel J. L., Stover D., Lang M. Arch Pharm (Weinheim). Juin 1996 ; 329(6):273-8.

[5] New aza-dipeptide analogues as potent and orally absorbed HIV-1 protease Inhibitors: candidates for clinical development, Bold G., Fässler A., Capraro H. G., Cozens R., Klimkait T., Lazdins J., Mestan J., Poncioni B., Rösel J., Stover D., Tintelnot-Blomley M., Acemoglu F., Beck W., Boss E., Eschbach M., Hürlimann T., Masso E., Roussel S., Ucci-Stoll K., Wyss D., Lang M. J. Med Chem. 27 août 1998 ; 41(18):3387-401.

[6] Rapport panoramique sur les brevets concernant l’Atazanavir – rapport panoramique sur les brevets élaboré pour l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) par Thomson Reuters, IP Solutions et IP Consulting Group, en collaboration avec le Medicines Patent Pool, novembre 2011.

http://www.wipo.int/edocs/pubdocs/en/patents/946/wipo_pub_946_2.pdf (en anglais)

[7] Ensuite, je suis devenu responsable du développement du Coartem, une combinaison à dose fixe antipaludique. Mais c’est une autre histoire. En 1998, j’ai quitté Novartis pour rejoindre l’Organisation mondiale de la Santé, puis le Programme spécial UNICEF/PNUD/Banque mondiale/OMS pour la recherche et la formation sur les maladies tropicales à Genève, où je suis resté jusqu’à ma retraite en 2009.